Annie Vacelet-Vuitton

Annie Vacelet est une psychologue, psychanalyste et cinéaste. Elle a réalisé plusieurs films dont "Retour au maquis d'Alièze". Deux de ses films sortent prochainement "La Rafle du 11 Juillet 1944", "Opération Treffenfeld Ain Jura".

Connaissais tu Joseph Steib?


Non... J'ai regardé sur Wikipédia : peinture intéressante (Expressionniste peut-être ???) Cet homme qui a vécu entre deux guerres et qui a du cacher ses peintures dans ses murs... très émouvant... et sa peinture qui se refuse à l'image/Forme me fait penser à celle de Bacon qui a fortement inspiré Deleuze qui disait : "Comment peindre une pulsion ?" oui comment en peignant la forme, saisir ce qui l'anime : les mouvements pulsionnels, les forces en action, forces d'écrasement, d'encerclement, révolutionnaires, créatrices ... forces négatives du nazisme dans les années 30...

Pape, Francis Bacon, 1953
Pape, Francis Bacon, 1953


Pourquoi avoir choisi de faire un film ( objet artistique ) plutôt qu'un documentaire?

En choisissant la transversalité des genres documentaire et artistique, j'acceptais donc de me laisser envahir par mon sujet : le pays de mon enfance traversé par la guerre, la pays de ma mère que je devais pour des raisons profondes rejoindre au-delà de toute rationalité, à l'âge où elle était encore jeune fille, résistante et confrontée à d'épouvantables événements - dont elle a oublié de me parler de son vivant.

Dans le prochain épisode, il faudra reprendre la maxime de l'ANACR (Résistants, maquisards communistes) qui était "Résister, c'est créer"...


Qu'elles ont été les réactions des résistants lorsque tu as parlé de ton projet?


Réaliser un film, principalement un documentaire c'est d'abord accepter la rencontre.

Un documentaire de création (qui n'a pas pour vocation d'être un reportage télévisé voué à l'information rapide) est un travail d'auteur acceptant de plonger dans son sujet, de rester en immersion tant que cela lui sera nécessaire au développement d'un récit, de s'en trouver transformer lui-même...

Lorsque je suis arrivée dans le Jura, je n'avais aucune idée des personnes que j'allais rencontrer (je savais que je voulais faire des interviews - obtenir de la parole, des mots sur l'histoire affreuse de ma mère jeune fille,de mes oncles, de mon père) mais je n'en savais pas plus... C'est l'antiquaire d'Orgelet, le village de ma mère, qui m'a guidée vers les résistants, maquisards, déportés avec qui j'ai travaillés ensuite... Mon oncle m'a donné les coordonnées de Chevin le militaire et d'autres m'ont remis trois textes écrits, puis deux lettres, de l'écrit, des écrits, des notes prises juste après les événements - Et, ce sont ses textes qui ont pour moi créé l'authentique surprise... : les résistants, militaires, déportés écrivaient donc beaucoup de ces textes très simples, sobres ; textes qui avaient été respectés au point d'être conservés jusqu'à aujourd'hui...

Orgelet, le village
Orgelet, le village

Faisant confiance à mon étonnement, je décidais donc sur le champ de filmer quelqu'un en train de lire ces écrits.

Des rencontres réelles, lourdes de leur poids de réel vécu, métaphoriques car des mots avaient été dits déjà, écrits, contemporains des événements que je venais me faire raconter - ces textes n'ont jamais été publiés , ils sont inédits et c'est donc en les faisant vivre que le documentaire joue également son rôle - le documentaire est l''art du document.

Les résistants que j'ai rencontrés ont été ravis de me voir débarquer : "Pourquoi venez-vous si tard ?" m'a dit l'un d'entre eux... "Enfin" m'a dit un autre.

Les déportés étaient plus mitigés, les uns attendaient encore la reconnaissance officielle qu'on leur a refusée dans leurs bleds au moment de leur retour... et se sont plantés courageusement devant ma caméra, d'autres ont voulu rester anonyme(me soupçonnant d'être une méchante voyeuse) mais m'ont laissé utiliser ce qu'ils avaient écrit...

Ce fut une vraie rencontre avec ses joies et ses peines.

Mon plan de travail était précis : une première rencontre pour savoir ce que chacun pouvait me dire, concevoir dès le départ une sorte de scénario dans ma tête, découvrir les vrais problèmes, enjeux, questions etc.

Écrire une sorte de questionnaire pour chacun à partir de ce qu'ils m'avaient dit, et revenir filmer l'interview construit à partir de ce questionnaire.

Les officiels, les organisations dont l'ANACR m'ont plutôt rejetée, envoyée aux pelotes - c'est vrai quoi, qui étais-je pour prétendre à ?

Un historien de mon âge m'a accueilli chaleureusement - enfin, il a fallu que je lui cours après...

Les enjeux de pouvoir autour des questions historiques sont très importants mais moi je venais chercher de l'intelligence, du réconfort et ce plaisir en jeu dans le la création collective, toutes choses que j'ai obtenues en restant un an sur le terrain.


Sais tu ce qu'ils pensent de " résister par l'art"?

L'art, je ne sais pas ce que les vieux résistants que j'ai interviewés en pensent... Pour eux, c'est la résistance et la guerre de guerilla qui est un art... Peut-être faudrait-il chercher du côté des maquisards intellos de ST-Claude : Soulage et Freiney... Des intellos qui ont créé les écoles de cadres du maquis vers ST-Claude...

D'après ce que je comprends de la devise "Résister, c'est créer" il s'agirait plutôt dans la résistance et surtout le maquis de sauver sa peau et pour cela d'inventer la vie au jour le jour, de trouver des solutions de survie sans arrêt. Dans mon film "La Rafle du 11 Juillet 1944, opération Treffenfeld Ain Jura" monsieur Chevin explique très bien que la guérilla est un art et mon oncle emploie le mot , il dit : tout un art... très difficile, qu'il faut à chaque instant, toutes les 12 ou 14 heures changer de position pour échapper à la répression, à la mort...

Dans mon premier film "Retour au maquis d'Alièze, Ain Jura 1944" c'est exactement cela que je découvre : la nécessité pour celui qui résiste de créer sans arrêt contre une armée d'occupation extrêmement bien organisée, trouver les solutions sans cesse. Et je fus assez effrayée de découvrir que ce mode de vie ne pouvait pas durer en général plus de 2 ou 3 mois... Résister est un art...

Ensuite j'ai retrouvé la formule renversée chez le philosophe Deleuze qui insiste pour dire "Créer, c'est résister". À quoi ? à la bêtise je crois.....

Je me souviendrais longtemps du ton enfantin et provocateur sur lequel Lugand le vieux déporté rigolo a employé pour dire au chef des pompiers d'Orgelet : "On va faire du cinéma."


As tu une idée de la fonction pour les résistants de l'art : pendant la guerre ? Après?

L'art étant réduit à zéro, que restait-il aux êtres humains ? Dans les horribles camps d'extermination et de concentration, les artistes, les écrivains déportés racontent qu'ils ont tenu intérieurement sur des choses très simples - le musicien Roy Hart a tenu en chantant intérieurement silencieusement - il a ensuite après la libération construit toute une oeuvre musicale à partir de cette expérience essentielle. Il y a un livre qui raconte cela : "La voix de l'inouï."

Primo Levi lui-même raconte qu'il a tenu grâce à l'image d'un pommier en fleurs - qu'il avait vu dans son enfance je crois... une image...

"L'art n'est pas à confondre avec la Culture." dit Godard.

La culture comme expression collective et sociale aboutie d'une longue recherche artistique... diffère en effet du travail solitaire et pourtant pris dans l'Histoire de l'artiste qui travaille dans son atelier...

L'art doit faire passer des "seuils de perception" au "regardeur" - C'est son boulot de déboulonner les habitus de perception et de proposer aux autres le renouvellement vivant des perceptions, conceptions du Réel... Une responsabilité que le philosophe averti pense politique... Le champ du politique ne s'arrête pas aux discours, il concerne les champ de la sensibilité, des arts... Changer sa façon de voir... tout cela... (Voir le philosophe Rancière)


Ton avis sur la fonction de l'art dans la seconde guerre?

Les historiens s'entendent pour dire qu'il n'y eu que très peu d'art pendant la période nazie (très attentive à ficher comme "art dégénéré" tout art qui dépassait son idéologie...)

Les artistes et intellectuels se sont massivement exilés aux Etats-Unis : les surréalistes en particulier (Breton ...), les ethnologues (Lévi-Strauss) etc. Ils ont un peu travaillé là-bas...

D'autres poètes intellos ont eu moins de chance comme Benjamin qui a tenté de s'enfuir par l'Espagne, s'est perdu dans les montagnes et puis s'est suicidé de désespoir dans une chambre d'hôtel...

Pendant la guerre en France, les historiens repèrent que seul le théâtre a peut-être résisté (en faisant bien attention) : voir les pièces de Sartre jouées pendant l'occupation.

On peut dire que les nazis ont été très répressifs concernant l'art - ce qui ne les a pas empêchés de faire un razzia dans les grands musées et de piller les biens et collections de ceux qu'ils déportaient...

L'art peut il servir aujourd'hui ? À résister, contre quoi ? Ou n'a-t-il plus cette fonction?


Oui bien sûr l'art sert à lutter contre la répétition mortifière, contre les formes rigides ; il interroge nos manières de voir, de sentir, individuellement et collectivement... Deleuze dit des choses... l'art est forcément anti-totalitaire ; d'ailleurs les fascistes en enfermant certaines productions dans la catégorie "art dégénéré" cherchaient à détruire la diversité au profit d'une idée totalitaire...

Résister contre quoi ? Le conformisme, l'enfermement de la vie dans la technologie , l'idélogie de la réponse Toute-technologique, l'enfermement de la vie dans le logaritme...

Ce que les religions fascistes font subir à l'humain également, c'est les 10000 enfants disparus dans l'exode syrien également - il nous faut des réponses rapides, immédiates, instantanées : la geste artistique est très forte, sa force est d'être dans l'instantanéité - il ne fait pas de grands débats interminables - et branché sur ce qui peut advenir de nouvelles façons de voir... Etc... Oui mes films sont une forme de résistance ... à l'ennui et la cruauté que la société actuelle diffuse au jour le jour - rapidité de l'information qui elle n'a rien d'artistique, bourrage de crâne de la publicité, de la société de marché - je trace des chemins de traverse et déconstruis concrètement le temps imposé par la Machine !!!! 



Cyril Zaninetti, Gauthier Roy, Johannes Crozet
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